ENFANCE

Boeschèpe
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MON ENFANCE A BOESCHèPE

« Rien ne me prédisposait à devenir un jour Président de la Région Nord Pas-de-Calais »

Ce texte est une transcription d’interviews de Noël JOSEPHE, réalisés par Yolande, au cours desquels il a relaté son enfance dans les Flandres.

MA CHAUMIÈRE

Je revenais de promenade à bicyclette, depuis Godewarsvelde, pour aller au Stenacker, pédalant comme je le pouvais, pensant déjà au retour à la maison et je savais, du haut d’une petite côte d’où je voyais ma maison, ma chaumière, j’imaginais déjà, je la sentais : Virginie était dans sa chambre, sa modeste chambre, où il y avait un carreau pas très grand, d’où elle pouvait me voir arriver. Je la sentais là, je sentais son regard qui pesait sur moi et je pédalais en me disant « Me voilà bientôt arrivé ! » Effectivement, quelques minutes après, je remontais le petit sentier qui conduisait à notre chaumière et elle était là, et je la voyais. Je me dépêchais pour rentrer dans notre tout petit domaine et elle disait : « Ah ! Te voilà ! J’étais inquiète. »

Ce regard-là, cette voix-là, cette réflexion-là me hantent encore, car c’était l’expression d’une grande affection, et d’une inquiétude, liée au fait que j’étais elle ne savait où. Cela me poursuit encore alors que depuis longtemps, hélas, Virginie est morte.

J’étais donc revenu dans notre petite chaumière, au plafond très bas, avec une seule et unique pièce de vie, et deux chambrettes, ou plutôt trois, mais la troisième était si piteuse que j’ose à peine en parler, et c’est pourtant là que je dormais.

Dans la pièce, de surface très réduite, il y avait essentiellement un grand feu flamand, pour nous permettre d’avoir chaud. Le sol était en terre battue, il y avait une table, deux ou trois chaises, ou quatre (je ne me souviens pas), et un bahut, sur lequel s’entassait tout ce qu’on pouvait récolter, tout ce qu’on pouvait avoir. Ce sol en terre battue était pour moi une petite aire de jeux.

Il y avait accroché sur le mur, face au poêle, un grand miroir, très grand, destiné en partie à être le point d’attaque de notre coq de combat. Car nous avions un coq de combat : on le mettait devant le miroir, et s’il se précipitait dessus, c’était signe de forme physique, et qu’il était prêt à aller au combat.

C’était notre  « maison ». Il n’y avait ni électricité ni eau courante, et rien sur le plan de l’hygiène. Nous étions là : Virginie, Paulette, ma soeur adoptive, et moi-même. Nous étions là comme des primitifs, ayant chaud à cause du poêle, avec deux petites fenêtres qui donnaient sur le dehors, ce qui nous permettait de voir les allées et venues des gens sur le petit chemin qui menait chez nous.

J’ai vécu là longtemps, très longtemps. Une lampe à pétrole nous éclairait faiblement, car on économisait le pétrole, et quand c’était trop clair, ma mère Virginie venait baisser un peu la mèche. Quand j’étais collégien, c’est là que j’étais pendant les journées de vacances, les soirs de vacances, quelquefois au travail, le soir, avec cette lumière que j’aimais bien parce qu’elle n’était pas seulement lumière, mais elle était aussi source d’un peu de chaleur.

C’est là que j’ai vécu jusqu’à l’âge de 22 ans. Pendant le temps scolaire, j’étais au collège d’Hazebrouck.

C’était un temps de calme, un temps où l’on parlait beaucoup. Il n’y avait évidemment ni radio, ni quoi que ce soit pour commercer avec l’extérieur. Nous étions là entre nous et l’on parlait beaucoup. Virginie était intarissable.

Quand j’étais là, elle souhaitait que je l’écoute. Je me souviens de son mécontentement, un soir. J’étais en train de travailler sur de la trigonométrie, je l’entends encore me parlant, et je ne lui répondais pas car j’étais sur le point de découvrir la solution du problème posé. Je me souviens d’avoir entendu mais de ne pas avoir écouté. Quand j’ai eu fini de résoudre mon problème, je me suis tourné vers ma mère Virginie : « Il me semble que tu m’as parlé. De quoi parlais-tu ? »

Sa réponse invariable était : « Je t’ai parlé, tu n’as pas écouté, et bien je ne répéterai pas. D’ailleurs, je n’ai rien dit. » Je devais presque la supplier… « J’étais en train de travailler. » – « Oui, répondait-elle, mais tu travailles toujours ! Moi je voudrais pouvoir te parler. » Et je mettais bien 5, 10 minutes pour lui faire comprendre que j’étais absorbé par le travail, mais que j’étais heureux de lui parler. Finalement, elle consentait à répéter ce qu’elle avait dit, pas contente du tout… Et cela se passait comme cela, à longueur de soirée, pendant les mauvais jours d’hiver.

Lorsque j’étais plus petit – je devais avoir 7, 8 ans- j’écoutais le mari de Virginie, Rémi, que j’ai peu connu, et qui était mon père « adoptif », raconter des histoires de la grande guerre. J’étais passionné. Il parlait des batailles, il parlait des généraux, des soldats. Et je lui ai dit un soir : « Et Jeanne d’Arc ? Qu’est-ce qu’elle faisait, puisque c’était la grande guerre ? Elle était là aussi à vos côtés ? » Je le vois encore, ébahi, me disant : « Mais de quoi parles-tu ? Qui c’est ça, Jeanne d’Arc ? Y avait pas de femme avec nous, d’abord… » Et je lui expliquais que c’était elle qui avait sauvé la France. Et lui : « Mais enfin, tu dis n’importe quoi ! Nous, c’était la grande guerre. Elle était longue, longue, et on en parle entre nous parce que c’était un désastre. »Après cette mise au point, je me taisais, en espérant quand même qu’il parlerait un jour de Jeanne d’Arc, ce qui n’est jamais arrivé…

Curieuse vie que celle que j’ai menée lorsque j’étais enfant.

Je suis arrivé dans cette maison-chaumière quand j’avais 6 mois. Je me souviens un peu de mon enfance, très peu. Je sais que j’étais bien, que j’étais aimé, je sentais une chaleur humaine considérable autour de moi.

Je me souviens simplement d’une chute faite un jour dans cette pièce, j’ai dû glisser. Je suis tombé sur le front, je me suis fait une plaie ouverte, car j’étais tombé sur une sorte de grand pot en métal, où était conservé je ne sais trop quoi.

Je les vois encore s’affolant. C’est un souvenir très vague. Je me souviens qu’ils m’avaient dorloté pour que je ne pleure pas et que je n’aie pas mal. Enfin…

LA DOULOUREUSE REVELATION

8 ans (ou 9, 10 ans, je ne sais plus très bien), c’est l’âge où j’ai appris que Virginie n’était pas ma mère. Je croyais vraiment que j’étais son fils, qu’elle était ma mère naturelle, et ce n’était pas le cas. C’est au cours de… Les enfants. c’était pas Clochemerle, mais, de temps en temps, on se battait entre nous. Une élève, un peu plus âgée que moi, mais qui n’était pas gentille, voyant qu’elle perdait la bataille, m’avait crié : « Et toi, finalement, Virginie, c’est pas ta mère. Tu le savais pas, mais je te le dis, Virginie c’est pas ta mère. Tu n’as pas de mère, tu n’as personne. »

Elle m’a insulté bien plus gravement, je ne vais pas dire ce qu’elle a pu ajouter. Je ne comprenais pas. « Tu es pupille de l’assistance publique, ta mère, c’est pas ta mère. » C’est comme si j’avais été foudroyé. Je suis rentré et j’ai dit ça à Virginie.  Elle : « Mais qui a dit ça ? » – «  C’est… Mais, c’est vrai ou c’est pas vrai ? » Elle : « Boh…boh…boh… Ça n’a pas  d’importance… » Pour moi, ça avait de l’importance. Je pense avoir pleuré pendant 8 nuits consécutives à l’idée que Virginie n’était pas ma mère et que j’étais fils de personne. Ça m’a longtemps poursuivi, mais elle était vraiment, elle, une très bonne mère. D’ailleurs sur sa tombe, nous avons mis, Paulette et moi, une plaque avec l’inscription suivante : « A celle qui fut la meilleure des mères. » Car vraiment je pense qu’elle m’aimait d’autant plus qu’elle savait que j’étais seul dans l’existence et elle m’avait pris (je raconterai ça une autre fois, comment je suis arrivé chez elle à l’âge de 6 mois). Elle se sentait vraiment chargée de me protéger et elle l’a fait à sa manière… Quand elle venait au collège pour protester – c’était en flamand et elle tapait du poing sur la table !- le principal se demandait à qui il avait affaire ! Mais elle savait arrêter les choses aussi. Le principal appelait quelqu’un qui parlait flamand.

L’ADOPTION

Comment suis-je arrivé chez Virginie : ma mère naturelle m’avait confié, alors que j’étais âgé de 3 mois,[1] à l’Assistance Publique de Lille, rue Desquermes. (J’y suis allé par la suite). Pourquoi m’a-t-elle abandonné, je ne sais pas. Mais il valait mieux qu’elle m’abandonne plutôt que de me tordre le cou, comme ça arrive quelquefois. D’après ce que m’a dit Virginie, ça s’est passé de la manière suivante : quand il y avait plusieurs enfants qui étaient en âge d’être placés en nourrice, comme ils disaient, la personne qui accueillait l’enfant était rémunérée, pour la nourriture, les soins etc. Les enfants étaient dans des familles, et ces familles étaient contrôlées par l’inspecteur qui habitait Hazebrouck et si l’enfant n’était pas bien soigné, il était retiré.

Virginie avait 2 enfants, Camille, qui a été mon parrain ensuite, et Madeleine. Madeleine devait avoir 18 ans, 18/19 ans, et elle se mourait de langueur. Elle dépérissait, et c’était sans doute par sous nutrition (on mangeait, mais c’était sans doute insuffisant pour nous permettre de vivre véritablement. Il y avait d’ailleurs une mortalité infantile considérable, à l’époque, en Flandres) et Madeleine, ça n’allait pas. Un jour, Virginie a fait venir le médecin qui a dit : « Ça va pas… Elle se meurt de langueur, il faut qu’elle puisse occuper son temps… Ecoute, le meilleur moyen ce serait que tu aies un enfant, et que Madeleine puisse s’en occuper. » Virginie : « Tu n’es pas bien, toi, non ! Avoir un enfant à mon âge ! (elle avait 50 ans)  Et toi, tu es prêt à avoir un enfant, Docteur ? J’en fais un si tu en fais un toi aussi ! C’est stupide ce que tu dis. » Le docteur : « Ecoute, si Madeleine pouvait s’occuper d’un enfant, ce serait formidable et je te donne une idée : il y a des enfants de l’A.P. qui n’ont plus de parents et qui sont confiés à des familles. Il y a prochainement une rencontre à ce sujet… »  (Car d’après ce qui m’a été dit, il y avait des expositions d’enfants à l’hôpital d’Hazebrouck. Il y en avait 5, 10, 15 ou plus. Les enfants étaient exposés et les parents qui souhaitaient avoir un enfant en garde, pour le nourrir, l’élever, et c’était une source de revenus, venaient)

Virginie m’a raconté elle même : « J’y suis allée, avec le train d’Ypres à Hazebrouck. Je t’ai vu. Tu m’as regardée, tu m’as regardée avec insistance, et tu avais les cheveux très frisés, comme les miens… Je t’ai regardé et j’ai fait mon tour, pour voir qui j’allais essayer d’avoir. Quand je me suis retournée, tu me regardais encore, quand je suis revenue, tu me regardais toujours. Alors j’ai dit : « Ben, c’est lui que je vais prendre. »… » Et c’est comme ça que j’ai atterri chez Virginie. Le soir, je suis arrivé dans la chaumière et j’y suis resté jusqu’à l’âge de 22 ans.

Elle m’a élevé comme si j’étais son enfant, et Madeleine s’est emparée de moi. Je suis devenu pratiquement son enfant. C’était ma grande soeur, qui était ma confidente, qui savait raconter, qui savait parler, qui était extraordinaire. Dans ce monde fermé et réduit qui était le nôtre sur le plan de la connaissance de l’extérieur, elle m’a appris beaucoup de choses.

J’ai appris aussi par Virginie que j’étais dans un triste état quand je suis arrivé : j’avais de l’impétigo plein la tête paraît-il. « Je t’ai lavé et tu as crié, car je t’ai lavé les cheveux au savon noir. Et ça t’a fait du bien, car c’est rapidement disparu. »

Et je suis devenu son enfant. Elle m’a raconté : elle me promenait sur son dos, mes bras d’enfant la tenant par l’épaule et la gorge, pour le transport. Et je suis resté là, tout le temps, tout le temps, dans cette atmosphère d’affection profonde, qui se portait sur quelqu’un qui n’avait aucun rapport avec ses propres enfants, sur le plan de la conception, si j’ose dire. À l’âge de 4 ans, on s’est demandé si j’avais été baptisé. Il n’y avait pas de certificat de baptême. Il y a, ça porte un nom, ce baptême là… une sorte de baptême pour être sûr. Si c’était un deuxième baptême, ce n’était pas grave aux yeux de Dieu. Je me souviens d’avoir été baptisé, j’avais 4/5 ans, à l’église de Boeschèpe. Camille, le fils de Virginie, s’était marié avec Zélie. Camille et Zélie sont devenus respectivement mon parrain et ma marraine. Donc, je suis peut-être doublement chrétien.

L’ÉCOLE

Quand j’ai eu l’âge d’aller à l’école, à l’école élémentaire de Boeschèpe, je me souviens que je ne voulais pas y aller. On m’y avait conduit et j’avais été interrogé par un monsieur, l’instituteur, qui m’a parlé une langue que je ne comprenais pas : il s’exprimait en français. Moi je ne comprenais pas le français, je ne parlais que le flamand. Dans la chaumière où j’ai vécu, pendant plus de 20 ans, on n’a jamais parlé français. Virginie était belge d’origine, Rémi était flamand. Il connaissait quelques vagues mots, retenus du service militaire et de la guerre à laquelle il avait participé. Mais Virginie ne parlait pas le français et jamais nous n’avons parlé français. Ce qui fait que j’étais totalement terrorisé par ce grand monsieur qui me disait des choses que je ne comprenais pas, et auxquelles je ne pouvais donc pas répondre. Je me souviens qu’à partir de ce moment-là, je ne voulais plus aller à l’école. Un garçon un peu plus âgé que moi, qui devait avoir une douzaine d’années, était chargé de me conduire à l’école, par la main. Il y avait un kilomètre à pied et, dès qu’on était hors de portée de vue de Virginie, je me jetais par terre et il devait me traîner littéralement sur le coin herbeux de la route, jusqu’à l’école. J’essayais de m’échapper, mais il me rattrapait. Il me maîtrisait et j’arrivais à l’école, où j’ai mis beaucoup de temps à comprendre ce qui m’arrivait, car ceux qui nous avaient en charge, les enseignants, parlaient une langue étrangère.

Cela a duré assez longtemps, et mon mentor touchait 10 sous par semaines pour me conduire et ne pas me laisser fuir. Mais j’ai fini par maîtriser ça peu à peu et par devenir un élève studieux.

Je parlais le français à l’école, mais dès que nous avions franchi la porte de l’école, nous parlions tous flamand. C’était notre langue maternelle, et nous apprenions une langue étrangère, que je suis arrivé à maîtriser un peu plus vite que mes jeunes camarades. Il nous était interdit de parler flamand, et celui qui était surpris à le faire était puni. La punition consistait à rester une demi-heure ou une heure de plus, à lire, pour sans doute nous imprégner de la langue officielle.

Finalement, assez rapidement, je me suis engagé avec beaucoup de joie dans cette école primaire, puisqu’on y apprenait des choses. Je suis devenu un des meilleurs élèves de la classe. Je me souviens de tous mes instituteurs, dont au moins un est encore vivant, d’une institutrice aussi, que je vois quelquefois : elle me dit que je récitais la leçon d’histoire par coeur, que je connaissais la vie de Jeanne d’Arc et d’autres de manière totale. C’est vrai, ça me passionnait.

Ils m’ont appris à aimer la lecture, et le directeur de l’école avait une manière de nous la faire aimer : il y avait la lecture du samedi après-midi. Nous avions évidemment classe le samedi après-midi et notre directeur, qui s’appelait Monsieur Douai – c’était un homme prodigieux – nous faisait la lecture. Il nous lisait un passage du Livre de la jungle, de toutes sortes d’ouvrages, qui étaient à la bibliothèque, et qui nous passionnaient. Monsieur Douai était un homme pour lequel nous avions une véritable vénération.

Il avait fait la première guerre mondiale et en était revenu avec le grade de capitaine. Quand il parlait de cette guerre, c’était pour nous un émerveillement. Nous avions devant nous un grand bonhomme, qui venait du Cambrésis, parce que l’Inspection Académique de l’époque envoyait systématiquement dans les Flandres des instituteurs ou institutrices qui ne parlaient pas le flamand, de manière à nous faire progresser rapidement, et  Mr Douai nous permettait d’emporter un livre parmi ceux qu’il avait lus. Nous étions fascinés par toutes sortes de livres dont le nom m’échappe, mais il y avait en particulier tous les livres de Jules Verne, pour lequel nous avions une passion extraordinaire et qui nous plongeaient, comme doivent le faire les livres, dans un monde qui n’était pas le nôtre, mais qui nous passionnait.

J’étais donc un élève studieux, appliqué, travailleur, passionné par tout ce qui était enseignement et je suis resté là jusqu’à l’âge de 11 ans avec la volonté de gagner en connaissance et informations.

CATÉCHISME

Et puis à côté il y avait… j’étais très pieux… La religion catholique régnait d’une manière totale et nous étions tous très pieux. Je me souviens, nous allions évidemment à la messe et nous allions aussi aux vêpres, et nous étions heureux d’y être et nous avons dû apprendre ce qu’étaient la religion et nos devoirs de chrétien à travers notre enseignement religieux.

Il y avait le catéchisme et je me souviens encore, une des premières fois que je suis allé au catéchisme, le prêtre, le curé, qui parlait le flamand et le français, nous a dit en français et en flamand : « Vous allez prier dans la langue où vous pouvez prier. Si vous savez prier en français, vous priez en français ; mais si vous ne savez pas prier en français, vous priez en flamand. » Les enfants, dont j’étais, disaient Notre Père et Je vous salue Marie en flamand.  Je l’entends encore…

Quand ça a été fini, le curé nous a dit : « C’est bien de prier en flamand, mais ici nous sommes en France, et vous devez prier en français. Vous ne reviendrez au catéchisme que si vous savez prier en français. » Il nous a vendu un catéchisme et il nous a indiqué où était ce que nous devions apprendre. Nous avons été priés de rentrer chez nous et sommes rentrés, un peu avant les rares enfants qui savaient prier en français. Virginie m’attendait, comme toujours, elle me dit : « Tu es en avance ! » et pourtant j’avais ralenti mon train pour être à peu près avec les autres. Elle m’a dit (en flamand) : « C’est une honte totale que d’avoir été mis à la porte du catéchisme et tu vas apprendre à prier en Français. » Elle m’a fait apprendre le catéchisme et m’a interrogé. Elle m’écoutait et dès que je trébuchais sur une phrase, elle me disait : « Tu ne sais pas bien, tu recommences ! » Elle m’a fait tellement recommencer que, quand je suis retourné deux mois après, je connaissais pratiquement le catéchisme par coeur, questions et réponses, depuis les titres jusqu’à l’imprimatur. J’étais celui qui connaissait le catéchisme sur le bout des doigts et je suis devenu le premier en catéchisme ; ce qui était un grand honneur pour ma mère, un grand honneur aussi pour moi, avec la volonté de continuer à bien servir Dieu.

COMMUNION SOLENNELLE

Mais, puisque j’y suis, je dois dire que ça avait un inconvénient considérable d’être le premier en catéchisme, car le premier en catéchisme, le jour de la communion, où il y avait une foule considérable, où les enfants étaient tous bien habillés avec un cierge etc., l’inconvénient pour le premier est qu’il devait donner à manger à tous les enfants du catéchisme. Nous étions une petite cinquantaine. Ça ne me hantait pas, mais quelquefois on en parlait, quand un jour on voit arriver Mr le Curé, avec sa longue soutane. Ma mère Virginie me dit : « Il ne vient jamais par ici, il y a encore quelqu’un qui doit être en train de mourir… Mais, on dirait qu’il vient par ici… » Alors, elle est allée à ses devants, et je l’accompagnais.  « Alors, comment ça va, Monsieur le Curé ? Il y a quelqu’un qui va mourir dans le coin ? On te voit rarement, mais on est content de te voir. » – « Ah non, il n’y a personne qui va mourir, c’est pour autre chose que je suis venu. Je suis venu, Virginie, pour Josèphe. » (parce qu’on m’appelait Josèphe) – « Pourquoi, il a fait quelque chose de travers ? » – « Non, non, mais écoute bien : il est le premier au catéchisme et ça m’embête qu’il soit le premier. » – « Pourquoi ? » – « Parce que le premier doit donner à déjeuner à tout le monde. » –  » Et alors ?  » –  » Tu ne vois pas quelles sont tes ressources, comment t’es équipée etc. Je le mettrai bien deuxième. » Elle s’est dressée :

 » Deuxième, pourquoi ? « –  » Parce que… » –  » Il mérite d’être premier ou pas ?  » –  » Oui, il connaît le catéchisme par cœur… » –  » Écoute bien : s’il est premier et s’il mérite d’être premier, il restera premier. Si tu le déclasses au profit d’un autre, ça va aller mal. » –  » Mais, Virginie, tu dois comprendre, qu’est-ce que tu vas faire ? Ils sont là près de 50, tu devras leur donner à manger… Qu’est-ce que tu vas leur donner ?  » – «  Ils mangeront comme nous, ce que nous mangeons souvent : un hareng saur, une pomme de terre à la pelure, et un verre de bière. » (c’est de la bière qu’elle fabriquait elle-même).  » Mais enfin, Virginie, c’est pas possible, et t’as pas de chaise. Où est-ce qu’ils vont s’asseoir ?  » –  » Ils vont s’asseoir sur leur derrière, dans le petit jardin qu’on a là. C’est comme ça.  » –  » Mais c’est pas sérieux, Virginie !  » –  »  Si, c’est sérieux et c’est comme ça. Si tu le déclasses, je dois dire tout de suite que je ferai un scandale ! Le jour de la première communion, je viendrai à l’église, et pour condamner ce que tu auras fait, je casserai le cierge sur la porte de l’église, et si tu approches, je le casserai sur ta tête, parce que c’est inadmissible.  » – « Allons, Virginie ! » –  » Si, si c’est comme ça ! « 

Chacun savait qu’elle avait beaucoup d’énergie, et qu’elle l’aurait fait.

 » Et si Josèphe restait premier et qu’on aille manger chez le second ?  » –  » Vous mangez où vous voulez, l’essentiel c’est qu’il reste premier s’il mérite d’être premier. »

Alors, on est allé manger chez Demet, qui était entrepreneur de battage, qui avait beaucoup d’argent par rapport à ce que nous avions nous, une grande maison… C’était un entrepreneur de qualité qui avait, comme on dit aujourd’hui, un standing de vie bien supérieur au nôtre. C’est comme ça que ça s’est terminé.

L’accord a donc été conclu et c’est moi qui ai récité l’Acte de Foi. Le curé m’a fait monter sur une chaise et ça a été mon premier discours. L’église était bourrée, bourrée de monde, car c’était une religion de piété, ça l’est sans doute encore, en partie du moins.

La communion solennelle représentait pour nous, dans les Flandres, un moment tout à fait exceptionnel. On s’y préparait, et on était totalement sous la coupe, sympathique d’ailleurs, du curé, qui nous préparait à entrer davantage en contact avec l’Eglise grâce à cette communion.

C’était un événement important sur le plan religieux, mais aussi sur le plan social. Toutes les familles s’efforçaient de faire en sorte que tous les communiants, garçons et filles, soient habillés de neuf. Il fallait donc se saigner aux quatre veines pour pouvoir se vêtir d’une manière digne, belle. En ce qui me concernait, Virginie n’avait pas les fonds nécessaires pour me rhabiller : acheter de nouvelles chaussures, de nouveaux bas (à l’époque, on portait des bas), une cravate, ça coûtait cher… Et Virginie faisait comme les plus pauvres d’entre les pauvres dans la commune : elle allait faire la quête auprès de ceux qui étaient censés avoir de l’argent, les gros cultivateurs, les commerçants, les rentiers (car il y en avait) et tous ceux qui avaient une situation sociale importante, donc des revenus importants. C’est ainsi qu’elle allait faire le tour du village pour tendre la main auprès des gens. Il fallait avoir de l’argent, ce n’était pas comme au Nouvel An, où on pouvait avoir du pain et des œufs. Alors, elle plaidait ma cause, car, en fonction de la séparation de l’église et de l’état, l’Assistance Publique n’intervenait pas dans ce genre de dépense.

Virginie frappait à toutes les portes en disant : « Je viens vous demander de m’aider à acheter un costume neuf à mon Josèphe –c’est toujours comme ça qu’elle m’appelait- car moi je n’ai pas d’argent et je ne peux en avoir de nulle part… »

Elle n’était pas la seule d’ailleurs à faire cet acte de mendicité – les plus pauvres le faisaient aussi- mais elle le faisait avec beaucoup de conviction et elle ne manquait jamais d’ajouter : « Je dois vous dire qu’il est le premier au catéchisme. Il faut qu’il soit bien habillé, qu’il ait un beau brassard, un très beau cierge. Ils vont tous s’acheter un cierge. C’est à qui aura le plus grand, le plus beau, le plus magnifique. Moi aussi, je veux qu’il ait un beau cierge, un grand… Donnez ce que vous pouvez pour qu’il puisse avoir un beau cierge, comme tout le monde ! »

C’est ainsi qu’elle faisait la quête et qu’elle revenait chaque soir avec son petit paquet d’argent qu’elle rangeait soigneusement pour acheter le costume, le brassard, le cierge, et, si j’ai bonne mémoire, même une casquette, je n’en suis plus très sûr…

Elle faisait cela avec beaucoup de dignité. Moi, je me demandais ce qu’il se passait, elle répondait : « Tout cela, c’est mon affaire. »

Voilà comment les choses se passaient. Rien ne me prédisposait à devenir un jour Président de la Région…

Virginie était très fière quand j’ai eu mes chaussures neuves, des bas neufs, un costume, un brassard. Et c’est elle qui m’a conduit. On est allé depuis le Stenacker – le lieu dit « le champ de pierres » au centre ville, si j’ose dire, à un kilomètre de là. Nous avons fait le chemin à pied car nous n’avions pas de moyen de locomotion. Et je suis entré à l’église devant Virginie rayonnante…

Elle s’est déplacée quand il le fallait pour écouter la lecture de l’Evangile selon Saint Jean : debout sur une chaise, j’ai fait mon premier discours public, dans une église archi comble, car la communion était un événement important, considérable, unique.

Ensuite, on est sorti de l’église avec tous nos atours, les filles dans leur belle robe blanche, des fleurs dans les cheveux. Et nous sommes allés manger chez le deuxième, le fils Demet. Les filles mangeaient chez la première. La famille Demet était tout  fait accueillante, et c’est là que nous avons festoyé. Je me souviens que nous avons bu du vin, et que cela nous a quelque peu échauffés… Quelques-uns en ont même abusé !

Virginie était contente. Je ne sais plus si elle a participé au repas. Ce n’est pas impossible, étant donné son caractère et sa manière de s’imposer quand il s’agissait de défendre ses idées.

J’étais alors à quelques mois de mon entrée au collège d’Hazebrouck, où je suis resté  8 ans, de 11 à 19 ans.

Le collège avait été fondé par l’abbé Lemire, alors député-maire d’Hazebrouck, qui voulait qu’il y ait un collège public face aux séminaires (les collèges privés étaient appelés petits séminaires), qui s’étaient installés dans la ville.

LA MESSE

Tout le monde allait à la messe. J’ai toujours été admiratif devant le curé qui montait dans sa chaire. Je trouvais extraordinaire de voir quelqu’un qui allait parler, faire un discours. Et, si plus tard, je suis arrivé à faire des discours, à improviser, c’est grâce à ce j’ai toujours entendu des curés qui savaient, à partir d’un fait historique, religieux, interpeller tout le monde. Ça me fascinait, et ça me plaisait parce que c’était un moment de recueillement, un moment où les gens étaient rassemblés, où ils ne pouvaient pas s’injurier, se battre, médire les uns des autres, sauf en pensée.

J’étais frappé par le cérémonial de la messe et j’ai toujours pensé que les rassemblements de cette nature manquent cruellement aux hommes et aux femmes de notre temps, qui n’ont aucun lieu, pratiquement, sauf les grands meetings politiques qui sont rares et si vite oubliés, où d’une manière régulière -3 ou 4 fois par mois- ils pourraient se regrouper pour parler de la vie, de l’existence, des problèmes.

Aujourd’hui, chacun se jette sur son journal et c’est tout. Et c’est encore dans les bistrots  que, de temps en temps, il y a des rencontres de ce genre. Par exemple, des bistrots de philosophie. J’ai toujours pensé que ça manquait.

Où, quand, comment les gens parlent-ils des problèmes capitaux qui concernent leur existence : D’ou viens-tu ? Qui es-tu ? Où vas-tu ? Ma mère me disait ça souvent…

J’étais fasciné par le prêtre. J’écoutais, j’avalais son discours. J’admirais sa rhétorique, sans savoir que c’était de la rhétorique, d’ailleurs. J’étais fasciné par  la manière dont il savait dire les choses sur la religion, en parlant à la fois des saints, des grands prophètes ou tout simplement de l’actualité. Je suis resté très respectueux de tout cela. Et je chantonnais toujours à l’église comme les prêtres, comme la chorale. Et, régulièrement, quand je vais à un enterrement, je chantonne, je chante même tout haut des passages importants de la cérémonie. J’ai toujours eu un plus grand respect pour ce lieu qui est, pour la plupart des hommes et des femmes de notre pays – et c’était surtout vrai dans la campagne où j’habitais- le seul endroit où l’intelligence, l’attention aux propos, la volonté d’écouter existent. Et c’est ce qui fait la force de la religion.

CADEAUX DE NOËL

Il n’y avait pas de cadeaux de communion comme maintenant. L’ensemble de la population était trop pauvre pour ça. Nous avions des cadeaux de Noël, mais ça n’allait jamais très loin.

Nous étions prévenus que le Père Noël allait passer par la cheminée, et qu’il fallait être très très sage, se coucher tôt, ne pas écouter… Rituellement, il y avait une sorte de corde à linge qui traversait la pièce à 1 m, 50 de hauteur et ma mère Virginie accrochait des bas – les bas de Paulette, ma sœur, des bas en laine, les miens – et c’est dans ces bas que le Père Noël mettait une partie de ses cadeaux. C’étaient des petits gâteux, une ou deux oranges, des sucreries. Par terre, il y avait d’autres cadeaux. Il y avait quelquefois un martinet (mais je crois que c’était plus pour Paulette que pour moi). Je me souviens d’avoir eu un cheval en carton, sur des roulettes. Nous étions émerveillés… On croquait les brioches, les petits pains. On était heureux. Le père Noël était passé. C’était un jour de bonheur !

HIVER

Quand j’étais en vacances, de Noël, par exemple, quand il faisait très froid, j’étais réveillé et je le disais à Virginie et elle me répondait : « Tu es réveillé, mais tu dors. Il fait trop froid, il faut économiser le charbon. On se lèvera à 10 heures. » Et je restais dans mon lit, au chaud. Dans un lit de fortune, car nous n’avions pas de matelas, mais un grand sac rempli de courte paille. La courte paille, c’est l’écorce des grains, qui se détachait du grain quand on procédait au battage. C’est très ténu, ça fait des tas énormes près de la batteuse. Tous les ans, tous les deux ans, on s’en allait avec nos grands sacs sur lesquels on dormait et qui avaient la forme d’un matelas, pour chercher de la courte paille fraîche. C’était pas désagréable.

Donc, quand il faisait froid, on restait couché tard.

NOUVEL AN

Virginie aimait beaucoup parler à Dieu ! Tous les premiers de l’an, on restait éveillés, ou elle nous levait pour qu’on soit là, à minuit une, pour la nouvelle année. Elle me prenait par la main, on allait dehors et, en pleine nuit, elle interpellait Dieu. Elle le saluait, lui souhaitait une bonne année, puis elle lui parlait, en flamand toujours. J’étais un peu terrifié : je lui demandais où il était. « Comme  il est partout, il est près de toi aussi... » J’avais peur, mais j’écoutais. Elle lui disait : « Tu comprends, ça ne peut pas durer comme ça. L’année qui vient de s’écouler a été encore plus triste que l’année précédente. Les riches sont de plus en plus riches, et les pauvres de plus en plus pauvres. (c’était son verbe, ça !) Je te demande de faire que ça aille mieux, qu’il y ait un peu plus de choses pour nous, qu’on puisse être heureux aussi car, tu sais, on est en train de s’égarer et ça risque de coûter très cher un jour. » J’étais évidemment terrorisé. Elle le saluait : « Tu sais, je suis avec toi, je suis à ton écoute et je me battrai avec toi pour que ça aille mieux. » On rentrait à la maison, on avait parlé à Dieu…  Ainsi commençait l’année.

Ce même jour, pour moi, commençait aussi autrement : à partir de 8 heures, j’étais prêt et j’avais pour mission, comme d’autres, d’aller (on était souvent 2) de maison en maison, des maisons où il y avait du bien, autrement dit chez les moins pauvres, chez les riches (commerçants, cultivateurs, tous ceux qu’on repérait comme étant riches). J’avais sur l’épaule une grande besace, et un sac à la main aussi. On tapait à la porte et on souhaitait une bonne année (même chose en flamand) : « Je vous souhaite une bonne année et beaucoup de bonheur… » La coutume était que, quand on venait saluer ces gens, ils nous donnaient quelque chose. C’était très variable. Par exemple, on avait 3, 4, 5, 6 oeufs (c’était pas facile à mettre dans le sac !). On avait du pain, on avait un peu de gâteau, on avait aussi un peu d’argent. Les uns donnaient en nature, les autres en espèces, d’autres en espèces et en nature. On faisait ainsi le tour du village, avec quelquefois de pénibles refus à essuyer… « Non… non… y en déjà qui sont venus » – « J’ai pas coutume de donner comme ça… » Alors, on repartait.  On ne leur souhaitait pas de malheur, mais on ne leur souhaitait pas de bonheur. Je pense même qu’on devait souhaiter qu’ils soient un petit peu malheureux aussi ! (j’ose à peine le dire…). Et quand je rentrais, j’avais mon sac plein, avec toutes sortes de choses, un peu d’argent aussi. Tout ça était mis sur la table et Virginie disait : « Avec ça, on va tenir le coup pendant 15 jours, 3 semaines. » On avait beaucoup d’aliments, du pain, un peu de beurre etc.

Ce n’était pas une forme de mendicité, puisque nous allions souhaiter du bonheur, nous étions les messagers de Dieu et nous devions être un peu récompensés par ces dons. Nous y avions passé une bonne journée et nous contemplions ce que nous avions pu ramasser au cours de notre promenade, qui s’apparentait quand même à de la mendicité, mendicité noble si j’ose dire… Mais, bon ! Quand on a faim, on ne fait pas la fine bouche ! Ce qu’ils nous donnaient, c’était toujours ça de pris, pour poursuivre la vie.

On commençait à faire cela vers l’âge de 8 ans. Je me souviens même avoir joué une farce à mon parrain. J’étais allé chez lui avec quelqu’un. On lui avait souhaité une bonne et heureuse année, et après il m’avait dit : « Tu aurais pu venir tout seul ! » – « Mais c’est mon camarade ! » – « Oui, mais on n’est pas riche. »

Il n’était pas riche, mais il n’était pas pauvre non plus.

J’ai appris beaucoup de choses à travers ces réflexions…

LE COLLÈGE

Le fait d’avoir appris à lire, à écrire, calculer, etc., cette période scolaire a été lourde d’enrichissement de l’esprit, de la mémoire.

À un moment donné, mon directeur, Mr Douai, a dit :  » C’est pas tout ça, il faudrait que tu poursuives tes études. » Mais il n’était pas question de poursuivre ses études à l’époque dans une famille pauvre, sauf – et c’était très rare- si l’enfant était reçu au Concours des Bourses. À l’époque, les bourses accordées aux familles n’étaient pas liées aux revenus, c’était une conquête qu’il fallait faire. On passait le Concours des Bourses. Ils me l’ont fait passer à 11 ans. Le concours des Bourses première série, à Lille, si j’ai bonne mémoire et c’est Mr Douai qui m’a emmené dans sa voiture. C’était un émerveillement : je ne suis jamais monté en voiture à l’époque, sauf avec lui pour cette occasion. J’ai été reçu au Concours, ce qui fait que les responsables de l’Assistance Publique de l’époque (aujourd’hui on dit la DASS) sont venus et l’Inspecteur de l’A.P. a décidé qu’au lieu d’aller à l’âge de 13 ans dans une ferme, comme commis de ferme – et c’est ce qui arrivait à ceux qui ne faisaient pas d’études ; ils restaient à la ferme jusqu’à l’âge de la majorité qui était alors de 21 ans- je pourrais poursuivre mes études. Et c’est comme ça que je me suis retrouvé à la rentrée suivante au Collège d’Hazebrouck, où je suis resté pendant 8 ans, pensionnaire.

J’ai donc été conduit par Virginie à Hazebrouck -on prenait un petit train à Boeschèpe, c’était un train qui faisait la liaison entre Ypres et Hazebrouck- et je me suis trouvé dans un grand bâtiment, parmi des gens que je ne connaissais pas. Il y avait un autre pupille qui était là depuis un an, mon ami Gabriel Beulk, qui vient de décéder, qui a été mon mentor, mon protecteur.

C’était un dimanche après-midi, je me souviens -je m’en souviendrai toujours, forcément- on mettait nos affaires dans un dortoir, moi je ne savais pas que ça existait un dortoir et on est allé dans la cour, Beulk me tenait par la main, quand brusquement je lui ai dit :  » Regarde, Beulk, regarde, un zouave !  » Il m’a expliqué que c’était le surveillant, qui avait un pantalon de golf, ce qui m’avait fait croire qu’il s’agissait d’un zouave. Venant de ma campagne, je ne connaissais RIEN de la vie dans les grandes villes, car nous étions toujours restés dans un milieu très naturel, très agréable, mais très élémentaire sur le plan des équipements et du développement.

À un moment donné aussi, dans cet après-midi-là, il m’a dit : « On va chercher le ballon ! » Pour moi, il n’y avait qu’un ballon, c’était le ballon de Jules Verne, et j’ai pensé alors moi, qui avais tant couru avec tous les gosses jusqu’à la ligne d’horizon où le ballon semblait atterrir… mais la ligne reculait sans arrêt, ce qui fait qu’on revenait bredouille après avoir couru pendant des kms et des kms dans l’espoir de toucher le ballon, que c’était celui-là ! Quand on m’a dit qu’on allait chercher le ballon, j’ai dit :  » Beulk…  Oh ! On va avoir le ballon ! »  mais, quand le ballon est arrivé, c’était un ballon de football, que je n’avais jamais vu de ma vie.

Je suis rentré ainsi dans un univers que je connaissais pas : je ne savais pas qu’il y avait de l’eau courante, j’en avais jamais vu. J’avais jamais vu un robinet, j’avais jamais vu une douche, une salle de bain, rien, rien, et je pense que j’ai dû recevoir des ablutions fort élémentaires car Virginie me disait qu’il n’y avait que les gens sales qui se lavaient. On n’avait pas de quoi prendre un bain, y avait rien. C’est une époque un peu perdue dans ma mémoire.

Cette entrée au collège-lycée d’Hazebrouck, ça a été quelque chose d’extraordinaire.

Nous étions une centaine et malheureusement les nouveaux arrivés étaient un peu chahutés, quelque peu bousculés. Je me souviens avoir pleuré des moitiés de nuit parce que nous étions « martyrisés » par ceux qui étaient là… Je me souviens que la première nuit, quelqu’un est venu me tirer par les cheveux et me donner des coups. J’avais 11 ans, je me demandais ce qui m’arrivait, dans quel univers j’avais atterri. Ce n’était pas méchant, mais brutal et violent. Je me souviens : il y avait un surveillant -on disait un pion, évidemment- qui n’avait pas osé intervenir car il avait peur lui-même.

Ce jour-là, le soir, j’ai été emmené dans un réfectoire, chose que je n’avais jamais vue de ma vie. Les tables étaient dressées et les couverts étaient mis. J’étais toujours assis à côté de Beulk et je lui ai dit :  » Mais, Gabriel, ils se trompent ! Ils croient qu’on est midi….« –  » Mais pourquoi ?  » – « Ben regarde ! T’as vu des assiettes, des couteaux, c’est pour demain midi… » – « Mais non ! »

Chez moi le soir, on buvait un bol de soupe, une tartine, mais on n’était jamais attablé. Ce soir-là, je n’ai pas su manger, car j’étais tellement habitué à manger du pain avec du café, j’ai dû me forcer. Ça n’a pas duré d’ailleurs, j’ai pris goût à la chose. Mais j’étais vraiment celui qui débarquait sur une planète nouvelle où il avait tout à apprendre. Je n’avais jamais vu un pyjama, je ne savais même pas que ça existait. Je n’avais jamais vu un gant de toilette… On avait une petite lavette, c’était à tout usage, aussi bien pour essuyer la figure que pour essuyer la table. C’était comme ça. On n’y faisait pas attention

On a dû faire son lit, et toutes sortes de choses. Il fallait se laver près d’un robinet, dans un lavabo avec un robinet qu’on maîtrisait mal. Il y avait tout un apprentissage à faire, face à une existence première très simple, très pauvre, mais où il y avait beaucoup de chaleur humaine, où l’on pouvait se parler, où l’on restait groupés toujours puisqu’il n’y avait aucun moyen de locomotion. J’avais pas de vélo, y avait pas d’autobus qui passait. Nous étions toujours à pied. Y avait rien

Nous n’avions pas la radio. Quelques-uns en avaient mais c’était très rare. Nous étions là, entre nous, progressant entre nous vers l’avenir, avec néanmoins beaucoup de vitalité.

ENTERREMENT

Quand quelqu’un décédait, les gens l’apprenaient par voie orale, ça devenait un centre d’intérêt. Il fallait que les morts soient conduits du Stenacker au centre de la commune, jusqu’à l’église. Il y avait un bon km. À ce moment-là, les fermiers avaient l’habitude de prêter un grand chariot, avec une grande bâche blanche dessus, avec des chaises ou des bancs (je ne sais plus très bien) dans le chariot. Le cercueil était aussi dans le chariot. Le défunt était conduit ainsi jusqu’à Boeschèpe, la famille proche pouvant être dans le chariot, surtout les enfants. Mais il fallait que le cheval soit d’accord.

Ma mère Virginie m’a souvent raconté qu’elle allait voir Bijou, ou un autre cheval, chez un fermier qu’elle connaissait et elle disait au cheval : « Jules est mort. Est-ce que tu es d’accord pour le conduire jusqu’à Boeschèpe, jusqu’à l’église, pour son enterrement ? » Elle lui tapotait la tête, le cou, et si le cheval se mettait à piaffer, elle demandait pourquoi. S’il continuait, c’est qu’il n’aimait pas Jules, qui avait dû lui faire quelque chose, peut-être… Alors, elle changeait de ferme, allait voir le fermier, elle posait la même question au cheval. S’il acquiesçait, c’était entendu. C’était rare qu’il n’acquiesce pas. Elle revenait. Le lendemain, le cheval et le chariot, avec la grande bâche blanche venaient vers la maison. On sortait le cercueil. Devant la maison, quand il y avait un mort, il y avait, par terre, contre la haie, une grande croix avec de la paille. Ça voulait dire que quelqu’un était mort. Maintenant, on met une croix moderne. Là, c’était de la paille. On s’arrêtait, il fallait qu’on se découvre. On s’arrêtait aussi pour prier.

Je me souviens que quand Rémi, mon père nourricier est mort, j’ai pu monter dans le chariot, près du cercueil, où il y avait d’ailleurs une odeur de mort caractéristique. J’étais content, c’était la première fois que j’allais à Boeschèpe autrement qu’à pied. Je savais que c’était une chose grave, mais enfin, on était porté, dans ce qui était un faux carrosse !

MORT DE REMI

Il était malade. Un matin, Virginie, en se levant, l’a trouvé mort. En pleurant, elle me dit (en flamand) : « Le père est mort… et je dois aller le dire partout. » Parce que c’étaient les intéressés qui devaient trouver quelqu’un pour l’annoncer oralement, et dire que l’enterrement aurait lieu tel jour etc., ou le faire eux-mêmes. C’est elle qui a fait ça pour Rémi et elle m’a dit : « Toi tu restes à côté de lui. (j’avais 8 ans) Tu prends une chaise, tu t’assieds là, et s’il bouge, tu lui parles. Surtout, crie pas, et tu lui demandes s’il est mort. S’il ne répond pas, c’est qu’il est vraiment mort. » Je l’ai fait. Il a bougé. Je lui ai parlé : « Est-ce que t’es mort ? Tu dois me dire si tu es mort ou si tu n’es pas mort. » Il n’a pas répondu. Quand Virginie est revenue, je lui ai dit : « Il a bougé. » – « Tu lui as demandé s’il était mort ? » – « Oui, mais il n’a pas répondu. » – « Alors, c’est qu’il est mort. » Alors, elle l’a embrassé etc. C’était émouvant pour moi. Ce mouvement qu’il avait eu, c’était que, du fait que les muscles se relâchent, le corps s’allonge un peu. (cf le duc de Guise.)

D’une manière générale, quand Virginie apprenait que quelqu’un était mort, elle avait une oraison funèbre (en flamand) qui était toujours la même : « Son derrière (je n’oserais pas dire son cul) est froid. »

HENRI

Henri, son deuxième mari. Pourquoi deuxième mari, parce qu’il fallait que dans la maison qui accueillait des pupilles, il y ait au moins un salaire. Rémi étant mort, pour nous garder, elle m’a dit ça : « Pour vous garder, il fallait que je trouve quelqu’un qui apporte quelque chose à la maison, je me suis remariée avec Henri. » Il n’était pas du tout intéressant, mais il apportait sa paye tous les samedis.

(Rémi et lui étaient tous les deux ouvriers agricoles.) Henri revenait -je me souviens, je devais avoir 12, 13 ans- avec sa paye qui était de 13 francs par jour. Donc il avait ça multiplié par 6, puisqu’il n’y avait pas de jours fériés, où l’on ne travaillait pas, et il lui remettait l’argent. Alors ma mère prenait l’argent, elle le comptait car elle était exigeante, et elle commençait par rembourser toutes les dettes qu’elle avait contractées pendant la semaine, et elle avait encore assez d’argent pour vivre, pour pouvoir payer jusqu’au mardi soir ou mercredi matin. Je la vois encore glissant alors son porte-monnaie sous le poêle et disant : « Je le mets là, je n’en ai plus besoin. » Et elle le reprenait le samedi.

Il y avait un peu d’argent qui rentrait car Henri était ancien combattant et il touchait une petite pension d’ancien combattant et il arrivait de temps en temps qu’il ait ça. Elle le voyait arriver depuis Godewarsvelde et elle voyait que son allure n’était pas très très claire. Effectivement, il entrait en état de plus ou moins d’ébriété, en disant : « Je l’ai gagné à la guerre, je peux le dépenser ! » Elle contestait, etc…

Elle était très pieuse. Elle allait tous les dimanches à la messe, (en revenant, elle achetait du pain et un peu de viande qu’on allait manger jusqu’au mardi) et elle me recommandait de surveiller Henri. On avait un petit fût de bière et elle me disait : « Tu dois l’empêcher de boire, parce qu’après, quand il a bu de la bière, il est violent etc, tu restes là » Alors, j’avais un pot et j’allais chercher de la bière au fût, qui avait un petit robinet, et je la versais dans une tasse (on n’avait pas beaucoup de verres et on buvait souvent dans une tasse, un bol). Un jour, elle me dit : « Tu n’as qu’à boire un petit peu avec lui, ce que tu bois, il ne le boira pas. » Alors je me suis mis un bol, et Henri : « Tu vas boire de la bière ? » Moi : « Oui, c’est bon. Tu en bois, toi, je vais en boire aussi. » – « Mais tu es trop petit ! » Je devais avoir 13/14  ans. Comme ça, on vidait le pot ensemble. Il me disait : « J’ai encore soif ! » -« Non, tu as bu assez. » Il insistait et j’allais en chercher, et je me servais aussi. Il disait : « Tu vas encore boire ? Mais tu vas être ivre ! (en flamand drunk ) » J’avais toujours les yeux fixés sur la petite butte où elle apparaissait en arrivant. Quand je la voyais arriver, je m’arrangeais pour faire traîner les affaires en longueur, mais je commençais vraiment à être un peu soûl ! Elle rentrait, elle me demandait : « Alors, comment ça a été ? » Je lui racontais, elle demandait : « Et toi, comment ça va ? » – « Je suis un peu soûl ! »- « Tout ce que t’as bu, lui, il ne l’a pas bu. » Mais j’étais un peu malade, même. C’est peut-être pour ça que j’aime toujours la bière !

HOUBLON

Quand l’été arrivait, on savait qu’on allait cueillir le houblon. On commençait à l’âge de 7 ans, tant bien que mal. J’ai fait ça de 7 ans jusqu’à 20 ans.

On faisait ça à la main. On allait toujours à la frontière belge. C’était en Belgique qu’il y avait de grandes houblonnières, où l’on cueillait le houblon pendant 4 semaines. On y allait à pied, évidemment, et en groupe, dès qu’il faisait clair le matin. On s’installait : on avait une chaise et un grand panier. Un ouvrier spécialisé coupait, avec un couteau au bout d’une longue perche, le fil qui reliait la branche de houblon aux perches. Il la faisait tomber et nous, on cueillait. On commençait vers 6 heures du matin. À 8 heures, le fermier nous apportait des tartines de pain beurré, avec des pommes de terre chaudes, un peu de café. On s’installait et on mangeait. Et puis on reprenait jusqu’à midi. A midi, on était nourri dans la ferme même. On y allait à pied, nonchalamment. On était un certain nombre de Boeschèpe même, mais, surtout, une bande d’une petite centaine de personnes venait de Langemark, en bordure de la frontière, une sorte de Boeschèpe belge, pas loin de Poperinghe, qui était la capitale du houblon. Ils étaient logés dans les granges : une grande grange pour les hommes, qui couchaient dans la paille, et une autre grande grange pour les femmes. Séparation, qui n’empêchait pas les retrouvailles dans la nuit… Nous, on rentrait tous les soirs à la maison, on repartait le matin et on cueillait le houblon très tard, jusqu’à ce que le soleil se couche. Vers 9 heures, le fermier arrivait et on pesait nos sacs (tout ce qu’on mettait dans le panier, on le mettait après dans un grand sac) et on était payé au kilo. J’ai quelquefois cueilli 80 kg de houblon dans la journée. C’était vraiment déjà très important. Il y en avait qui cueillaient si vite qu’ils arrivaient à faire 100 kg. Ils commençaient très tôt, ils couchaient dans la ferme, ils ne mangeaient presque pas le midi… Nous étions payés à la fin.

Ça nous faisait gagner beaucoup d’argent -enfin, c’est relatif !- mais ça nous permettait d’affronter l’automne, l’hiver avec un peu d’argent. Les gens s’achetaient des vêtements pour faire face à ce qui était pluie, froid, etc, de la nourriture. C’était vraiment très important. On cueillait ça pendant 4 semaines. Quand l’ensemble des houblonnières de la ferme avait été cueilli, il y avait une grande fête, et quand nous avions fini la dernière houblonnière, l’habitude voulait que l’on se tourne vers les autres fermes proches de là et qui n’avaient pas encore fini, pour les traiter de tous les noms : paresseux, incapables, et nous on avait fini, on avait travaillé, on était les meilleurs etc. C’était un peu du cirque, de la comédie. Ensuite, il y avait un grand repas offert par le fermier, où l’on mangeait du pain, du jambon et on finissait par des gâteaux -couquestut-. On avait du chocolat à boire, et de la bière. Il y avait un accordéoniste. Tout le monde mettait ses plus beaux vêtements. Et c’était la grande fête. Mais, avant d’entrer dans le bâtiment, on brûlait le fermier en effigie. On avait une sorte d’épouvantail, avec un masque qu’on avait mis à sa mesure et on criait tous : « Cyril, tu nous as fait travailler, tu nous as exploités, et bien maintenant, on va te brûler. » On chantait, on mettait quelques pétards quelquefois. Les gens tout autour savaient que chez Cyril, la cueillette était terminée. On avait aussi le « hommel pape » : une sorte de soupe faite avec du lait et des ingrédients. C’est assez épais et c’est très très bon.

Y avait l’accordéoniste, y en avait qui chantaient. Avec le grand sac de la cueillette, y en avait qui se mettaient à 2 dessous, avec une tête de cheval. Ils se déplaçaient, on voyait leurs pieds. C’était une sorte de représentation, avec les moyens du bord.

Ensuite, chacun rentrait chez soi. Et la centaine de cueilleurs qui étaient venus de Langemark repartait avec de l’argent, contents. Y avait des idylles qui étaient nées… Ils repartaient comme ils étaient arrivés. Quand ils arrivaient à la gare de l’Abeele, les chevaux et les charrettes allaient les chercher. Les chevaux étaient tout enrubannés etc. C’était la fête pour les accueillir, c’était la fête pour les ramener, avec un peu de mélancolie. C’était un peu un déchirement de se séparer, de voir partir les uns et les autres vers leur destinée.

Quand je rentrais, j’avais un sac sur le dos, ou sur mon vélo quand j’ai eu un vélo, avec des chutes de branches de houblon pour donner à manger à la chèvre. Tous les soirs, je donnais ça à manger à la chèvre et aux lapins aussi. C’était nourrissant et c’était pas cher !

La cueillette du houblon, c’était comme une grande famille. Ceux qui étaient trop petits pour travailler jouaient… C’était une grande famille d’une durée provisoire. On était une vingtaine de Boeschèpe.

Tout le monde cueillait du houblon pendant ce temps-là. En Belgique, il semble que c’était un peu mieux payé et surtout les houblonnières étaient plus vastes, ce qui fait qu’on pouvait rester 4 semaines dans la même ferme.

Quand il pleuvait, on avait un sac à pommes de terre qu’on transformait en capuche et on cueillait sous la pluie, on était trempés. Mais on n’arrêtait que si la pluie devenait diluvienne. On allait à la ferme, et ensuite on revenait.

On était content parce qu’on gagnait de l’argent. C’était la grande période de travail.

 Mais à côté de cela, il y avait d’autres périodes, comme ramasser des pommes de terre, planter des pommes de terre. J’ai planté à la main 1 ou 2 champs de pommes de terre et on m’avait appris à bien avoir le pas nécessaire. Tout était calculé pour que la récolte soit bien préparée.

LES ORAGES

Je me souviens aussi de certains moments qui étaient rudes, ou tout à fait bouleversants, pour l’enfant que j’étais.

Ainsi, par temps d’orage – nous avions très peur de l’orage car si la foudre tombait sur une chaumière, elle la détruisait ;  en quelques instants tout était en feu. Il y avait beaucoup d’orages car nous étions tout près du Mont des Cats, qui était une sorte de source, de renvoi d’orages vers la plaine. On devait se lever, prendre le maigre baluchon que nous avions et nous devions prier. Nous étions assis autour du feu. Un jour, la foudre est tombée sur la maison juste à côté, qui était en briques, mais elle aurait pu tomber sur la chaumière et pour nous c’était effrayant… Donc nous nous étions levés la nuit et nous lisions des livres pieux, en particulier le catéchisme. Je me souviens avoir mis un jour dans le catéchisme une sorte de roman de cow-boy. Virginie m’a surpris. Elle m’a grondé : « Tu vas déplaire à Dieu et la foudre va tomber sur la maison, puisque tu fais semblant de lire le catéchisme et que tu lis un autre livre. »

Quelquefois, quand l’orage tapait dur, elle me faisait sortir avec elle et elle récitait l’évangile de St Jean (je crois). Elle priait à haute voix et demandait que la foudre ne tombe pas sur la maison. Elle priait en flamand et me disait : « Toi, dis le en français, ça augmente nos chances ! » J’étais un peu épouvanté. Elle criait très fort (en flamand) : « Et le Verbe s’est fait chair. » Je disais : « Mais pourquoi tu cries comme cela ? » Elle me faisait peur ! « Je repousse la foudre jusqu’où porte ma voix. » – « Ecoute, j’ai l’impression que tu l’as repoussée au-dessus de la maison de Jules, là-bas. » –  « Que Jules fasse comme moi, qu’il prie très haut… » – « Mais elle va revenir par ici. » – « Mais non ! » Dans ma tête, c’était une sorte de course entre les uns et les autres pour repousser la foudre loin de chez eux. Je ne comprenais pas très bien pourquoi on prenait le risque de jeter la foudre sur la maison du voisin, mais ça faisait partie de la vie.

HISTOIRES DE SORCIERS ET DÉMONS

Quand j’avais 5, 6 ans, 8 ans, 9 ans, 10 ans, dès la fin de l’automne et pendant l’hiver, on se rassemblait les uns chez les autres, pour… -aujourd’hui on appellerait ça des veillées- On était 3, 4 familles, les enfants étaient là et on s’installait dans une des maisons, rarement dans la nôtre, elle était trop petite pour ça. Il y avait des maisons, toujours des chaumières, qui étaient plus grandes.

On se rassemblait, on racontait des histoires, en flamand évidemment. Je me souviens des aventures de « Petche and Metche » (Pierre et Marie). C’était toujours terrifiant, des histoires terribles, des histoires de sorciers, sorcières, de démons, d’esprits qui passaient par là… Ils évoquaient aussi, à voix basse, les saccages et les crimes de la Bande à Pollet.

Le sol était la plupart du temps en terre battue et nous, les enfants, étions assis à même le sol. Nous écoutions les adultes d’une oreille distraite, préférant jouer avec les chats ! Mais, parfois, nous étions quand même propulsés dans ces histoires…

Ainsi, un soir, un chat miaula d’une manière si étrange qu’une des femmes présentes s’écria avec force qu’il avait non miaulé, mais parlé comme un être humain. Ce fut un moment de grande panique, pour les enfants, mais aussi pour les adultes. Cette soirée se termina rapidement !

Après la veillée,  on rentrait chez soi. Je me souviens qu’on était derrière Virginie, on ne la quittait pas des yeux, on était vraiment dans ses jambes. Elle nous avait dit : « Surtout priez un peu et ne vous retournez pas car il est peut-être là ! » Elle parlait du démon, du diable… Alors, on pressait le pas. Quand nous étions arrivés à l’entrée de la chaumière, elle nous disait : « J’ouvre la porte, mais vous ne vous retournez pas. Vous ne vous retournerez que lorsque vous serez dans la maison ! » Elle nous expliquait que si l’on se retournait, on provoquait le diable qui nous foudroyait. Elle nous a raconté qu’un enfant, un jour, a voulu ruser : « Il a ouvert la porte, il est entré, mais au moment où il a fermé la porte, il s’est retourné. Il a juste eu le temps de refermer la porte, mais le lendemain matin, quand les gens sont sortis de la maison, ils ont vu que la main du diable s‘était imprimée dans le bas de la porte. »

Évidemment, nous étions complètement terrorisés.…

Notre grand-mère d’adoption, si l’on peut dire, était venue voir sa fille Virginie et elle dormait avec elle. Elle lui avait confié : « Je dois te dire, Virginie, que je suis ensorcelée. Tous les jours, à la même heure, il arrive sous la forme d’un chat. Il pénètre dans la chambre à travers la fenêtre, il franchit la vitre sans la casser et il vient sur moi. Il tourne autour de moi, autour de mon dos. Ce soir, il va certainement venir… » Pourtant, elle venait de sa petite ville, de Langemark.

Effectivement, à un moment donné, elle a dit : « Il est là, je le vois… A la fenêtre, je vois sa tête… C’est le chat maudit. Il vient de traverser la fenêtre. Il est là. Il est sur moi… » – Virginie : « Mais moi, je ne vois rien. » – Elle : « Mais moi, je le vois, il tourne autour de mon dos. » Virginie se mettait à prier tout haut, et moi aussi, par mimétisme. Elle demandait à Dieu de venir chasser le diable et moi aussi… Puis, brusquement, la grand-mère disait : « Il vient de partir, il m’a regardée longuement, avant de partir, il va revenir. » Évidemment, j’étais terrorisé ! J’avais toujours un chat qui dormait avec moi – ça n’a pas changé d’ailleurs !- et il ronronnait. Je comprenais à travers son ronronnement que les choses n’étaient pas si graves, il me protégeait.

Elles étaient dans la chambre de Virginie mais il n’y avait pas de porte entre sa chambre et la mienne. J’entendais tout !

Si Virginie croyait tant au diable, aux sorciers, c’est qu’elle avait vécu en Belgique, à Langemark, et elle m’a toujours conseillé de ne jamais parler à un chien, le soir, dans la rue, quand il fait noir. Elle m’a raconté qu’un jour, alors qu’elle revenait à pied chez elle – elle devait avoir 16 ans- brusquement un chien s’est projeté comme ça, à côté d’elle, un chien déjà assez grand, et elle s’est mise à lui parler. Il la regardait de manière étrange et, ce qui l’intriguait, c’est qu’il semblait grandir à vue d’œil. Il eut bientôt la taille d’un veau. Elle me racontait : « J’ai prié, prié, prié… Je ne l’ai plus regardé : c’était le démon. » Quand elle est arrivée chez elle, elle a crié à sa mère : « Ouvre la porte et prends le buis bénit et de l’eau bénite… il est là ! » Ils ont tous prié, jeté de l’eau bénite, agité le buis. Il a rapetissé et il est parti…

Une histoire pareille, pour moi, quand on était dans la chaumière où il n’y avait presque pas de lumière, rien qu’une lampe à pétrole qui éclairait de justesse parce que ça coûtait cher, c’était terrible…

Tout cela m’a poursuivi très longtemps, parce que je finissais par y croire… Nous avions peur et, lorsque je suis arrivé au collège, je me suis retrouvé dans un milieu rassurant qui n’avait aucun rapport avec toutes ces histoires de sorcellerie.

Quand il y avait des vacances, j’étais content de rentrer à Boeschèpe, mais j’étais aussi content de repartir, tellement j’avais peur avec toutes ces histoires ! Je me sentais rassuré dans un milieu que j’oserais qualifier de laïque, un milieu d’équilibre sur ce plan là.

Nous étions élevés dans une sorte de mythologie ancestrale, de peur moyenâgeuse. De temps en temps, j’ai des espèces de remontée en moi… Le soir, je fais attention à tout ce qui m’entoure quand je circule quelque part, et je n’aime pas beaucoup que mes enfants ressortent après le dîner. Depuis longtemps… Parce que j’étais ainsi fait que je croyais à tous les malheurs possibles.

Tout le monde croyait à tout ça. Il y avait des sorciers connus de tous. Virginie était chargée d’emmener ceux qui étaient ensorcelés à Ypres, voir les Pères Blancs, pour que ces derniers les exorcisent.

On lui disait : « Tu sais, Virginie, Louis, ou Alfred…on lui a jeté un sort. Ça ne va pas du tout, il devient fou, par moments il perd la tête, il a peur…» Et elle : « Bon, on va aller à Ypres

 Virginie et son « patient » se levaient tôt et gagnaient la petite gare de l’Abeele par un chemin discret. Tout au long du parcours, elle observait le ciel et si, avant 8 heures, elle apercevait une pie, elle faisait demi-tour, car cette pie était annonciatrice d’un malheur… (J’ai eu ce même réflexe à la vue d’une pie, alors que j’avais 8 ou 9 ans, et je rentrai précipitamment dans notre chaumière pour échapper aux forces diaboliques en priant…)

Virginie m’avait toujours dit : « Quand je vais à Ypres –elle prenait le train, un train international, si j’ose dire, puisqu’il faisait le trajet de Ypres à Hazebrouck– je suis sûre, en allant prendre le train, de rencontrer celui qui a jeté le sort. » Quand elle rentrait le soir, je lui demandais qui c’était : « C’était Marie, c’est déjà arrivé plusieurs fois ! » Elle passait devant la maison où habitait Marie et c’était bien le diable ( !) si Marie ne sortait pas à ce moment-là. Elle disait : « C’est elle, je le sais. »

Donc, elle les conduisait chez les Pères Blancs, qui pratiquaient l’exorcisme avec des prières, etc., que sais-je ? Elle en parlait avec beaucoup de respect, de prudence.

Pourquoi est-ce Virginie qui emmenait les « possédés » à Ypres ? Parce qu’elle puisait dans sa foi si profonde la force divine nécessaire pour pouvoir protéger les gens que le diable avait investis.

Tout le monde croyait au diable et aux démons. Les hommes peut-être moins, mais ils n’étaient jamais profanateurs. Ceci dit, je ne les ai pas connus quand ils étaient enfants !

MARIE

Marie était soupçonnée d’être une émanation du diable parce qu’elle lisait beaucoup. Elle avait beaucoup de livres et son fils, que j’ai bien connu, était vraiment un grand autodidacte. Quand j’étais collégien, j’allais chez eux pour avoir des livres. Ils avaient une bibliothèque importante : des livres retraçant la vie et l’œuvre des plus grands écrivains -Je me souviens de Rimbaud- et aussi beaucoup d’œuvres de philosophes. C’est là que j’ai découvert l’œuvre de Schopenhauer, par exemple.

Le fait de lire, de lire tard, de lire des choses incompréhensibles pour les autres faisait qu’aux yeux de ces derniers, ils étaient en relation avec le diable, avec les démons. Et on m’interdisait d’accepter quoi que ce soit d’elle. Je prenais quand même les livres que Maurice me prêtait, dont des romans, qui étaient des chefs d’œuvre pour nous. Je me souviens des livres de Michel Zévaco (Pardaillan). Et c’est grâce à cette bibliothèque miraculeuse que j’ai pu avancer dans le monde des livres

Je revois bien la dite sorcière, si prévenante pour moi, et dont le fils, de quelques années plus âgé que moi, était, en dépit des mises en garde de Virginie un de mes meilleurs amis.

Ils avaient un très beau verger. Un jour, j’étais revenu avec beaucoup de poires et de pommes. Virginie m’a demandé d’où ça venait. Moi : « C’est Marie » Elle : « Donne-moi ça ! » Elle a pris tous les fruits et les a jetés sur un petit fumier que nous avions à l’entrée du jardin. « Je ne veux pas que les manges parce que tu vas être ensorcelé ! » J’en avalais un paquet avant d’arriver à la maison, pour être sûr de pouvoir en manger !

Je n’ai jamais éprouvé la malédiction des fruits de ce vaste jardin « ensorcelé » !

VÉLO ET OBÉISSANCE

Je devais avoir 15, 16 ans, j’avais une bicyclette. C’était un luxe extraordinaire de pouvoir se déplacer vite. Ce vélo, je l’avais acheté à St Jean S’Capelle. C’était un événement fantastique ! J’allais faire la conquête du monde ! Je l’avais payé avec l’argent gagné en ramassant des pommes de terre. Virginie, qui n’est jamais montée à vélo, me disait : « Tu as de la chance. Et ne joue pas à faire le riche avec ça ! »

J’avais appris à rouler sur un squelette de vélo, qui avait deux roues, deux tiers de guidon, mais pas de chambre à air ni de pneu. Je roulais sur une ferraille… Il y avait des pédales mais pas de chaîne. On partait avec ça, on repérait une descente et on roulait jusqu’au bout. Donc, on était entraîné par la pente, dans un bruit infernal. La plupart du temps, il n’y avait pas de selle. On était assis sur le cadre. Mais on avait appris à tenir sur les pédales, même si on ne pouvait pas  pédaler parce que ça ne servait à rien. Le plus dur, c’était de remonter. On s’accrochait bien souvent, pour ce faire, à un chariot.

Donc, j’avais enfin un vrai vélo. Je me souviens qu’un matin, pendant les vacances,  je m’en allais pour faire un tour et Virginie me dit « Que dieu te protège ! » Quand on a 14, 15 ans, on est un peu à l’âge de la rébellion, je me suis retourné et j’ai dit : « Je suis assez grand pour me protéger tout seul ! » C’était une faute grave ! Virginie a rétorqué : « Quoi ? Tu as osé dire ça ? Et bien, arrête et reviens. Donne ce vélo, je vais le mettre dans la grange, et tu ne vas plus en faire aujourd’hui. Ah ! Tu ne veux pas que Dieu te protège… Et bien, maintenant, tu vas fendre du bois. » Donc, ce jour-là, j’ai passé mon temps à fendre du bois, à faire des petites bûches. De temps en temps, je demandais si je pouvais partir. « Non, non ! Demain. »

Donc, on obéissait… Aujourd’hui, les choses ne se passeraient sans doute pas comme ça !


[1] En fait il avait 6 mois.